Sur les comptoirs
Y’avait dans le nord de la ville
Vers la Chapelle ou Stalingrad
Entre Rochechouart et Belleville
Je sais plus trop, un petit rade
Il était plutôt délabré
Carreaux fêlés et formica
Mais il fermait presque jamais
Alors on était toujours fourrés là-bas
On était triste comme la foire du Trône
Par un froid dimanche pluvieux
Mais si on souriait à la patronne
On avait droit en rab’ à un verre ou deux
Et elle, c’est vrai qu’elle était belle
Comme le péché originel
Trop jeune avec ses vingt-cinq ans
Pour avoir échoué là-dedans
On la disait femme de marin
Et qu’en partant à Singapour
Un rafiot sombrant corps et biens
Aurait emporté son Jules pour toujours
Alors pour se consoler
Elle servait des demis pression
Des canons de rouge, des petits cafés
Et sa vertu pour quelques ronds
Ça se faisait dans la chambre au dessus
Tapissée de vieux calendriers
De posters affreux pris dans des revues
Et de photos de son naufragé
Elle semblait toujours si lointaine
Comme ces billes méridionales
Dont on rêve entre deux migraines
Sur un lit d’hôpital
En bas sa frangine, pendant ce temps
Continuait à remplir les verres
Elle avait le même regard océan
Mais avec une touche plus sévère
Et tous les métallos du quartier
La reluquaient sous leur casquette
Avec tous les mêmes yeux avinés
Derrière la fumée de leur cigarette
Et moi quand j’étais au comptoir
Avec mon verre de kir framboise
Et qu’il commençait à se faire tard
Et que j’avais une trop longue ardoise
Je pensais aux grandes vagues bleues
Qui avaient dû emporter le gonze
Rêvant de Tropiques et de Soleils radieux
En regardant notre ciel de bronze