LE SOUFFLEUR
Dans ma guérite à mi-chemin
Entre la cour et le jardin
Sous mon minable projecteur
Je suis le premier spectateur
Je suis souffleur
Pendant que ceux d’en haut s’agitent
Malgré leur rhume, leur bronchite
Moi, je relis pendant deux heures
Un texte que je sais par cœur
Et moi seul d’ailleurs
Rodrigue n’est pas si mauvais
Mais il joue vieux, il joue français
Quand à Chimène elle ferait mieux
De se faire faire un gosse ou deux
C’est pas sérieux
Tiens, si j’avais joué à la place
De Don Diègue ou de Don Gormas
On ne se serait pas ramassé
À Epinal au Colisée
En voilà assez !
Moi, je veux brûler les planches
Je vais prendre ma revanche
Et crouler sous l’avalanche
Des cris et des bravos
Que j’entends dans mon dos
Grâce à moi, la troupe entière
Va enfin faire une carrière
Elle va être la première
Mais y’a ce con de producteur
Qui n’a jamais vu mon talent d’acteur
Ca me fait mal de voir ce vieux
Serpent plus qu’aux trois quarts gâteux
Lancer : « Rodrigue as-tu du cœur ?»
Comme il dirait : « Avez-vous l’heure ?»
Je suis souffleur
Tiens, moi j’y mets rien qu’en soufflant
Beaucoup plus d’âme, plus d’élan
Y’a même des soirs où sans malice
Les gens des premiers rangs frémissent
Ils crient presque bis
Moi, je vais brûler les planches
Je vais prendre ma revanche
Et crouler sous l’avalanche
Des cris et des bravos
Que j’entends dans mon dos
Je vois déjà les critiques
Les papiers dithyrambiques
Et personne ne s’explique
Comment ce con de producteur
N’avait rien vu de mon talent d’acteur
Remarque que Don Diègue boit
Beaucoup, et même plus que moi
Un jour il aura quelque chose
De pas joli, le genre cirrhose
Qu’il se repose !
Il y a quelqu’un tout près de lui
Quelqu’un qui l’aide et qu’il oublie
Qui a envie de prendre l’air
De faire le chemin à l’envers
De voir la lumière
Et qui va brûler les planches
Qui va prendre sa revanche
Et crouler sous l’avalanche
Des cris et des bravos
Que j’entends dans mon dos
Je me vois à l’avant scène
Devant le public que j’aime
Saluant et je vois même
Ce pauvre con de producteur
Venir me dire qu’il attendait mon heure